Cinq
Ainsi, après toutes ces années, ils avaient à nouveau essayé de se débarrasser de Deirdre Mayfair. Mlle Nancy décédée et Mlle Carl un peu plus faible chaque jour, cela valait mieux. C’était ce qu’on disait, en tout cas. Cela s’était passé le 13 août. Deirdre s’était défendue et on l’avait laissée tranquille. Mais elle déclinait dangereusement, très dangereusement.
Lorsque Jerry Lonigan raconta tout cela à sa femme, Rita, celle-ci se mit à pleurer.
Il y avait treize ans que Deirdre était rentrée du sanatorium l’esprit vidé de toute substance, sans même savoir son propre nom. Mais Rita n’oublierait jamais la vraie Deirdre.
Elles avaient seize ans quand elles s’étaient connues au pensionnat de Sainte Rose de Lima. C’était une vieille bâtisse en brique, très laide, en bordure du quartier français. Rita y avait été envoyée parce qu’elle était « mauvaise », parce qu’elle sortait boire avec des garçons. Son père avait décrété que Sainte Ro, comme on l’appelait, la remettrait dans le droit chemin. Toutes les filles dormaient dans un dortoir mansardé et se couchaient à 9 heures.
Deirdre Mayfair était à Sainte Ro depuis longtemps. Il lui était bien égal que l’endroit soit vieux, moche et strict et elle tenait la main de Rita quand elle pleurait. Elle écoutait Rita dire que cette pension était une prison.
— Ne t’en fais pas, disait Deirdre.
Les fins d’après-midi, elle emmenait Rita dans la cour et elles faisaient de la balançoire sous les pacaniers. Cela peut paraître une occupation peu amusante pour une jeune fille de seize ans, mais Rita adorait cela quand elle était avec Deirdre.
En se balançant, Deirdre chantait de vieilles ballades irlandaises et écossaises. Elle possédait une délicate voix de soprano et ses chants étaient si tristes qu’ils faisaient frissonner Rita.
Deirdre adorait rester dehors jusqu’à ce que le soleil ait disparu, que le ciel soit « pourpre », comme elle disait, et que les cigales montent dans les arbres. Deirdre appelait cela le « crépuscule ».
Rita avait déjà vu ce mot écrit mais elle n’avait jamais entendu personne le prononcer. Le crépuscule.
Deirdre lui prenait la main et elles se promenaient le long du mur de brique, sous les pacaniers aux branches basses et feuillues. A certains endroits, on pouvait se tenir debout en étant complètement caché par les branches. Ces moments étaient formidables pour Rita. Elle restait debout avec Deirdre dans la semi-obscurité, les arbres ondulant dans la brise et les minuscules feuilles tombant en cascade tout autour d’elles.
Elles se promenaient dans le cloître poussiéreux près de la chapelle puis se glissaient dans le jardin des religieuses. C’est un endroit secret, disait Deirdre. Plein de fleurs ravissantes.
— Je ne veux pas retourner chez moi, expliquait-elle. C’est si paisible ici.
Paisible ! La nuit, Rita ne cessait de pleurer. Elle entendait le juke-box du bar de Noirs de l’autre côté de la rue. La musique franchissait les murs de brique et s’élevait jusqu’au quatrième étage. Quand elle croyait tout le monde endormi, elle allait parfois sur le balcon de fer et regardait les lumières de la ville. Toute La Nouvelle-Orléans s’amusait là-bas et elle était enfermée, une religieuse dormant derrière un rideau à chaque extrémité du dortoir. Que ferait-elle sans Deirdre ?
Deirdre était différente de tous les gens qu’elle connaissait. Elle avait de magnifiques vêtements, dont de longues chemises de nuit en flanelle blanche bordée de dentelle. Trente-quatre ans plus tard, elle portait encore ces chemises de nuit, prostrée sous le porche de sa maison.
Elle avait aussi montré à Rita le collier d’émeraude qu’elle portait maintenant sur sa chemise de nuit. C’était le fameux collier Mayfair mais Rita l’ignorait encore à l’époque. Deirdre ne le portait pas à l’école. On n’avait pas droit aux bijoux à Sainte Ro’. D’ailleurs, personne n’aurait porté un gros collier aussi démodé, sauf pour mardi gras, éventuellement.
Assises sur le bord du lit – sans religieuse aux alentours pour leur dire de ne pas froisser le couvre-lit – Deirdre laissait Rita toucher le collier. Elle le tournait et le retournait dans ses mains. La monture en or était vraiment lourde. On aurait dit qu’il y avait une inscription gravée au dos. Cela commençait par un grand « L ». Un nom, probablement.
— Oh non ! ne lis pas, lui avait dit Deirdre. C’est un secret.
Elle avait eu l’air effrayé, ses joues rougissant soudain et ses yeux devenant humides. Elle avait pris la main de Rita et l’avait serrée. Il était impossible d’être fâché avec Deirdre.
— C’est du vrai ? Ça a dû coûter une fortune ?
— Oh oui ! il vient d’Europe. Il a appartenu à mon arrière-arrière-arrière-arrière-grand-mère.
Elles s’étaient mises à rire à cause du nombre d’« arrière ».
Deirdre s’était exprimée en toute innocence. Elle ne se vantait jamais. Et elle ne blessait jamais personne. Tout le monde l’aimait.
— C’est ma mère qui me l’a laissé. Et un jour je le transmettrai à… Enfin, si j’ai une fille.
Rita mit son bras autour de son épaule, pour la protéger. Son amie inspirait ce sentiment à tout le monde.
Deirdre lui avoua qu’elle n’avait pas connu sa mère.
— Elle est morte quand j’étais bébé. Elle est tombée de la fenêtre tout en haut. Et il paraît que sa mère à elle est morte aussi quand elle était petite. Mais on ne parle jamais d’elle. Je crois que nous ne sommes pas comme les autres.
Rita était interloquée. Personne autour d’elle n’avait jamais parlé de cela.
— Qu’est-ce que tu veux dire, Dee Dee ?
— Je ne sais pas. Nous sentons des choses. Nous savons quand les gens ne nous aiment pas et nous veulent du mal.
— Mais qui pourrait te vouloir du mal, Dee Dee ? Tu vivras jusqu’à l’âge de cent ans et tu auras des dizaines d’enfants.
— Je t’aime, Rita Mae. Tu as un cœur pur.
— Oh, Dee Dee ! Non.
Rita Mae hocha la tête en pensant à ce qu’elle avait fait avec son petit ami.
Et, comme si elle avait lu dans ses pensées, Deirdre reprit :
— Non, Rita Mae, cela n’a aucune importance. Tu es bonne. Tu ne fais jamais de mal aux autres, même quand tu es vraiment malheureuse.
— Je t’aime aussi, Dee Dee, dit Rita, tout en ne comprenant pas tout ce que Deirdre lui disait. De sa vie, elle n’avait jamais dit à une autre femme qu’elle l’aimait.
Lorsque Deirdre fut expulsée de Sainte Ro’, Rita crut mourir. Pourtant, elle savait que cela arriverait un jour.
Elle avait vu elle-même son amie avec un jeune homme dans le jardin du couvent. Elle l’avait vue se glisser dehors après le dîner, à l’insu de tout le monde. C’était à l’heure où les jeunes filles devaient prendre leur bain et se coiffer. C’était une des incongruités de Sainte Ro’, d’après Rita. On les obligeait à se coiffer et à mettre un peu de rouge à lèvres parce que sœur Daniel prétendait que c’était l’« étiquette ». Mais Deirdre n’avait pas besoin de se coiffer. Ses boucles se mettaient en place toutes seules. Il lui suffisait d’y ajouter un ruban.
Deirdre disparaissait toujours à cette heure de la journée. Elle prenait son bain la première, se faufilait en bas et ne revenait que pour l’extinction des feux. Elle était toujours en retard, se dépêchait de rentrer pour la prière du soir, le visage rose, et elle adressait à la sœur Daniel un magnifique sourire innocent.
Rita se croyait la seule à savoir que Deirdre s’éclipsait ainsi. Elle détestait quand son amie n’était pas là.
Un soir, elle était descendue à sa recherche. Elle était peut-être aux balançoires. La nuit tombait vite en hiver. Et Rita était au courant, pour Deirdre et le crépuscule.
Ne la trouvant pas dans la cour, elle avait poussé jusqu’au jardin des sœurs. Il y faisait très sombre. Soudain, elle avait entendu la voix de son amie. Petit à petit, elle avait distingué dans la pénombre la silhouette de Deirdre. Elle était assise sur le banc de pierre. A cet endroit, les pacaniers étaient aussi épais et bas que dans la cour. Tout d’abord, Rita ne distingua que sa blouse blanche, puis son visage, et même le ruban violet dans ses cheveux. Enfin, elle aperçut l’homme assis près d’elle.
Tout était calme. Le juke-box du bar était muet. Aucun bruit ne venait du couvent. Même les lumières du réfectoire semblaient éloignées à cause des nombreux arbres plantés le long du cloître.
L’homme dit à Deirdre :
— Ma bien-aimée.
C’était un simple chuchotement, mais Rita l’entendit. Puis Deirdre répondit :
— Oui, tu me parles, je t’entends.
— Ma bien-aimée, répéta la voix.
Deirdre se mit il pleurer en disant quelque chose, un nom peut-être. Quelque chose comme : « Mon Lasher ».
Ils s’embrassèrent. Deirdre avait la tête renversée en arrière et les doigts blancs de l’homme étaient très visibles sur ses cheveux sombres. Celui-ci reprit :
— Je ne désire rien d’autre que ton bonheur, ma bien-aimée.
— Mon Dieu ! murmura Deirdre.
Soudain, elle se leva et se mit à courir sur le chemin bordé de lys. L’homme était devenu invisible. Le vent s’était levé et faisait battre les branches des pacaniers contre les porches du couvent. Le jardin tout entier semblait s’animer. Rita était seule.
Elle rentra, prise de remords. Elle avait honte d’avoir écouté. Elle se mit aussi à courir et grimpa les quatre étages menant au dortoir.
Deirdre n’arriva qu’une heure plus tard. Rita avait honte de l’avoir espionnée. « Ma bien-aimée »… Ces mots lui firent penser à une musique magnifique, aux hommes élégants des vieux films qu’elle avait vus à la télévision. Il était si beau. Elle n’avait pas bien vu son visage mais elle avait remarqué ses cheveux sombres, ses grands yeux, sa taille haute et ses vêtements raffinés. Un homme comme celui-là, elle n’aurait pas non plus hésité à lui donner des rendez-vous dans le jardin. Elle aurait fait n’importe quoi avec lui.
Lorsque Deirdre fut accusée, ce fut un cauchemar. Elle était avec les sœurs dans la cour de récréation et les autres pensionnaires avaient été consignées dans le dortoir. Mais tout le monde entendait. Deirdre avait fondu en larmes mais n’avait rien avoué.
— J’ai vu cet homme de mes propres yeux, s’écria sœur Daniel. Oseriez-vous me traiter de menteuse ?
Ensuite, on avait emmené Deirdre au couvent pour voir mère Bernard mais celle-ci n’avait rien pu tirer d’elle non plus.
Rita avait le cœur brisé quand les religieuses vinrent empaqueter les affaires de son amie. Elle vit sœur Daniel sortir le collier d’émeraude de son écrin et l’examiner. A la façon dont elle le tenait, elle devait être persuadée que c’était du verre. Cela fit mal à Rita de la voir le toucher puis empoigner les chemises de nuit et les autres effets de Deirdre et les jeter dans la valise.
Plus tard, la même semaine, quand cet horrible accident arriva à sœur Daniel, Rita ne ressentit aucune pitié. Il lui était bien égal que la vieille religieuse meure asphyxiée dans une pièce verrouillée pendant que le chauffe-eau à gaz fonctionnait.
Elle avait autre chose à l’esprit que de pleurer sur le sort de quelqu’un qui avait fait du mal à Deirdre.
Un jour, elle eut une grave dispute avec Sandy qui disait que Deirdre était folle.
— Tu sais ce qu’elle faisait la nuit ? Je vais te le dire. Quand tout le monde dormait, elle repoussait ses couvertures et se mettait à remuer comme si quelqu’un l’embrassait ! Je l’ai vue. Elle ouvrait la bouche et se tortillait sur le lit. Quand je dis se tortiller, tu vois ce que je veux dire !
— Ferme-la ! cria Rita.
Elle essaya de gifler Sandy mais tout le monde lui tomba dessus. Ce fut Liz Conklin qui la tira sur le côté et lui dit de se calmer. Elle dit que Deirdre avait fait pire que rencontrer cet homme dans le jardin.
— Rita Mae, elle l’a fait entrer dans le bâtiment. Elle l’a fait monter jusqu’à notre étage. Je l’ai vu.
Liz chuchotait en regardant par-dessus son épaule, comme si elle craignait des oreilles indiscrètes.
— Je ne te crois pas, dit Rita.
— Je ne l’espionnais pas. Je ne voulais pas lui faire des ennuis. Je m’étais levée pour aller à la salle de bains et je les ai vus près de la fenêtre qui donne sur la cour. Ils étaient à deux pas de là où nous dormions toutes.
— A quoi ressemblait-il ? demanda Rita, certaine que Liz mentait.
Mais Liz le décrivit parfaitement. Un homme grand, aux cheveux bruns, très distingué. Il embrassait Deirdre et chuchotait à son oreille.
— Rita Mae, elle était complètement folle de faire ça !
Des années plus tard, tandis que Jerry Lonigan lui faisait la cour, elle lui dit :
— Tout ce que je sais, c’est qu’elle était la fille la plus adorable que j’aie jamais connue. Elle était une sainte à côté de ces bonnes sœurs, je t’assure. Quand je croyais devenir folle dans ce pensionnat, elle me prenait la main et me disait qu’elle savait ce que je ressentais. J’aurais fait n’importe quoi pour elle.
Mais quand était venu le moment de faire quelque chose pour elle, Rita n’avait rien pu faire.
Plus d’un an avait passé. Rita n’était plus une adolescente et ne le regrettait pas. Elle avait épousé Jerry Lonigan, de douze ans son aîné, et qui était le plus gentil garçon qu’elle ait jamais connu. C’était un homme décent et agréable qui gagnait bien sa vie chez Lonigan et Fils, l’entreprise de pompes funèbres la plus ancienne de la paroisse, qu’il dirigeait avec son père.
Ce fut lui qui donna à Rita des nouvelles de Deirdre : elle était enceinte d’un homme qui s’était tué dans un accident de voiture et ses tantes allaient lui faire abandonner le bébé.
Rita voulait absolument aller la voir mais Jerry n’était pas d’accord.
— Mais qu’est-ce que tu crois pouvoir faire ? Tu ne sais pas que sa tante, Mlle Carlotta, est juriste ? Elle peut faire jeter Deirdre en prison si elle n’abandonne pas son bébé.
Mais Rita ne l’écouta pas. Remonter l’allée de cette énorme maison et sonner à la porte fut la chose la plus difficile qu’elle ait jamais eue à faire. Comme par hasard, ce fut Mlle Carlotta qui vint lui ouvrir, celle dont tout le monde avait peur.
Rita entra tout simplement, comme mue par un ressort. D’ailleurs, Mlle Carl n’avait pas du tout l’air méchant. Elle avait juste l’air sérieux d’une femme d’affaires.
— Je veux juste la voir. Elle était ma meilleure amie à Sainte Ro’…
Mais Mlle Carl lui opposa un refus poli. Rita essaya de la faire fléchir en lui expliquant combien elles avaient été proches au pensionnat. Rien à faire. Soudain, elle entendit la voix de Deirdre en haut de l’escalier.
— Rita Mae !
Le visage de Deirdre était baigné de larmes et ses cheveux en désordre. Elle se rua pieds nus dans l’escalier, Mlle Nancy, la plus robuste des tantes, sur ses talons.
Mlle Carl prit Rita par le bras et tenta de l’entraîner vers la porte.
— Attendez ! cria Rita.
— Rita Mae, elles veulent me prendre mon bébé !
Mlle Nancy attrapa Deirdre par la taille et la souleva pour l’emmener dans l’escalier.
— Rita Mae ! hurlait Deirdre. (Elle avait dans la main une sorte de petite carte blanche.) Appelle cet homme ! Dis-lui de m’aider.
Mlle Carl se plaça devant Rita.
— Retournez chez vous, Rita Mae Lonigan !
Mais Rita ne bougeait pas. Deirdre se débattait et Mlle Nancy était en déséquilibre contre la rampe. Deirdre essaya de lancer la carte à Rita mais celle-ci retomba sur les marches. Mlle Carl s’avança pour la ramasser.
A ce moment-là, Rita eut l’impression de se retrouver en plein mardi gras, à essayer d’attraper les colifichets lancés des chars. Elle bouscula Mlle Carl et saisit vivement la carte.
— Rita Mae, appelle cet homme ! criait Deirdre. Dis-lui que j’ai besoin de lui.
— C’est promis, Dee Dee !
Mlle Nancy ramenait Deirdre à l’étage de force, en la portant à moitié. C’était un spectacle abominable.
C’est alors que Mlle Carl attrapa le poignet de Rita.
— Donnez-moi ça, Rita Mae Lonigan ! lui intima-t-elle.
Rita se dégagea et courut vers la porte, la petite carte serrée dans sa main. Elle entendit Mlle Carl courir derrière elle jusque dehors.
A cet instant, elle ressentit une vive douleur. La femme la soulevait presque de terre en la tirant par les cheveux.
— Lâchez-moi, espèce de sorcière ! dit Rita, les dents serrées de rage.
Mlle Carl essaya de lui arracher la carte des mains. Elle tira dessus et la tordit dans tous les sens pour lui faire lâcher prise tout en continuant à tirer sur les cheveux. Jamais Rita n’avait vécu un moment d’une telle violence.
— Mais arrêtez ! cria-t-elle.
Elle se débattit avec une telle force que Mlle Carl lâcha prise. Mais, immédiatement, elle recommença à la tirer par les cheveux. Rita Mae n’eut pas un instant d’hésitation : elle la frappa à la poitrine avec son bras et la vieille demoiselle tomba à la renverse dans les melias. Rita se rua vers la grille.
La tempête se levait. Les arbres remuaient dans tous les sens. Les énormes branches noires des chênes se balançaient dans le vent et l’on entendait un grondement. Des branches cognaient contre la maison et Rita entendit un bruit de verre brisé.
Elle s’arrêta et regarda en arrière. Une pluie de petites feuilles vertes et de petites branches tombait de tous côtés. On aurait dit le passage d’un cyclone. Mlle Carl, debout sur le chemin, observait les arbres. Au moins, elle n’avait rien de cassé.
Seigneur ! La pluie allait tomber dans un instant et Rita serait trempée avant d’avoir rejoint Magazine Street, les cheveux en bataille et les larmes coulant sur son visage. De quoi avait-elle l’air ?
Mais la pluie ne vint pas. Elle retourna chez Lonigan et Fils et s’effondra en s’asseyant dans le bureau de Jerry. Elle ne pouvait s’arrêter de pleurer en regardant la petite carte blanche.
— Regarde, Jerry ! Mais regarde !
La carte était en lambeaux, trempée par la sueur de la paume de Rita.
— Les chiffres sont complètement effacés !
— Attends ! dit Jerry.
Comme toujours, il fit preuve d’une grande patience, en homme bon qu’il avait toujours été. Il se pencha vers elle, prit la carte, la déplia sur le buvard du bureau et prit une loupe.
Le milieu était encore lisible :
LE TALAMASCA
Le reste n’était plus que des petites taches d’encre noire.
Jerry mit la carte entre deux gros livres, mais cela n’y fit rien. Son père arriva et jeta un coup d’œil. Mais il ne put rien faire non plus. Le nom de Talamasca ne lui disait rien, lui qui connaissait tout et tout le monde.
— Regarde ! Il y a quelque chose au dos.
Aaron Lightner. Mais aucun numéro de téléphone. Il devait être écrit au recto.
Rita chercha Aaron Lightner et Talamasca dans l’annuaire. Elle appela les renseignements pour demander si ces noms étaient sur une liste rouge. Elle fit même publier des petites annonces dans le Times Picayune et le Slates-Item.
— Ma chérie, dit son beau-père, ne retourne pas dans cette maison. Ce n’est pas que j’aie peur de Mlle Carlotta ou de qui que ce soit, mais je ne veux pas que tu voies ces gens.
Rita vit Jerry et son père échanger un regard. Ils savaient quelque chose qu’ils gardaient pour eux. Rita savait que Lonigan et Fils avaient enterré la mère de Deirdre et que Red se souvenait de la grand-mère qui était « morte jeune », comme Deirdre le lui avait dit.
Mais ils étaient tenus au secret professionnel.
Une année s’écoula avant que Rita ne revît Deirdre. Le bébé était parti depuis longtemps, emmené par des cousins de Californie. Des gens très gentils, disait-on, des gens riches. L’homme était juriste, comme Mlle Carl. L’enfant était entre de bonnes mains.
A Saint Alphonse, sœur Bridget Marie apprit à Jerry que les religieuses de l’hôpital de la Pitié avaient dit que le bébé était une ravissante petite fille aux cheveux blonds et que le père Lafferty l’avait mise dans les bras de Deirdre en lui disant de l’embrasser. Puis on l’avait emmenée.
Rita frissonna d’horreur. C’était comme embrasser un défunt avant de refermer le cercueil.
Rien d’étonnant à ce que Deirdre ait fait une dépression. On l’avait transférée directement de l’hôpital au sanatorium.
— Ce n’est pas la première fois dans cette famille, dit Red Lonigan en secouant la tête. Lionel Mayfair est mort dans une camisole de force.
Rita lui demanda ce qu’il entendait par là, mais il ne répondit pas.
— Ils n’auraient pas dû faire ça. Deirdre est adorable. Elle ne ferait de mal à personne.
Enfin, Rita apprit que Deirdre était rentrée chez elle. Et, un dimanche, elle décida d’aller à la messe de 10 heures dans la chapelle fréquentée par les gens riches de Garden District. Elle s’était promis de passer devant la maison des Mayfair au retour mais elle n’eut pas à le faire : Deirdre était à la messe, encadrée par ses grands-tantes, Mlle Belle et Mlle Millie. Grâce à Dieu, pas de Mlle Carlotta.
Deirdre était dans un état pitoyable. Elle avait des cernes sous les yeux et portait une espèce de vieille gabardine aux épaules rembourrées qui ne lui allait pas du tout.
Après l’office, en descendant les marches de marbre, Rita avala sa salive, prit sa respiration et courut derrière son amie. Celle-ci lui adressa tout de suite un sourire magnifique mais, quand elle voulut parler, aucun son ne sortit de sa bouche. Puis, dans un murmure, elle articula :
— Rita Mae !
Rita se pencha pour l’embrasser et lui chuchota :
— Dee Dee, j’ai essayé de faire ce que tu m’as demandé mais je n’ai pas trouvé l’homme. La carte était trop abîmée.
Les yeux de Deirdre étaient vides. Se souvenait-elle ? Heureusement, Mlle Millie et Mlle Belle étaient occupées à saluer des gens de connaissance. De toute façon, la pauvre vieille Mlle Belle ne se rendait jamais compte de rien.
Deirdre sembla alors se rappeler quelque chose.
— Ça ne fait rien, Rita Mae, dit-elle.
Elle lui adressa à nouveau son beau sourire, pressa la main de Rita, se pencha vers elle et l’embrassa sur la joue. Sa tante Millie dit alors :
— Allons-y, ma chérie.
Deirdre ne tarda pas à retourner au sanatorium : on l’avait retrouvée pieds nus dans Jackson Avenue en train de parler toute seule. Ensuite, on apprit qu’elle avait été envoyée dans un hôpital psychiatrique du Texas. Pour finir, Rita sut un jour que son amie était « incurable » et qu’elle ne retournerait plus jamais chez elle.
A la mort de Mlle Belle, le père de Jerry fut appelé chez les Mayfair. Mlle Carl ne semblait pas se rappeler sa bagarre avec Rita Mae. Des Mayfair vinrent de tous les coins pour assister aux obsèques, mais pas de Deirdre.
M. Lonigan détestait La Fayette n°1. Ce cimetière était plein de tombes dévastées, dont on apercevait parfois les cercueils moisis et même des ossements. Faire un enterrement dans cet endroit le rendait malade.
Un après-midi, il y emmena Rita pour lui montrer les fameuses pierres tombales où l’on pouvait lire la longue liste des malheureux décimés par les épidémies de fièvre jaune. Il lui montra aussi la tombe des Mayfair avec ses douze caveaux énormes. Une petite barrière en fer courait tout autour et deux vases en marbre étaient pleins de fleurs fraîchement coupées.
— C’est bien entretenu, n’est-ce pas ? dit-elle.
Sans répondre, M. Lonigan regarda fixement les fleurs. Il se racla la gorge et pointa le doigt vers les noms qu’il connaissait.
— Celle-ci, c’est Antha Marie. Elle est morte en 1941. C’était la mère de Deirdre.
— Celle qui est tombée par la fenêtre ?
Pas de réponse.
— Et celle-là, Stella Louise, elle est morte en 1929. C’était la mère d’Antha. Et c’est celui-là, là-bas, son frère, qui a terminé dans une camisole de force après l’avoir tuée. En 1929 aussi.
— Il a tué sa propre sœur ?
— Eh oui. :. Mlle Mary Beth, là, c’était la mère de Stella et de Mlle Carl. Et Mlle Millie est la fille de Remy Mayfair, l’oncle de Mlle Carl. Il est mort à First Street mais je ne l’ai pas connu. En revanche, je me souviens de Julien Mayfair. Il serait difficile de l’oublier. Il est resté bel homme jusqu’au jour de sa mort. Comme Cortland, son fils. Lui, il est mort l’année de la naissance du bébé de Deirdre. Ce n’est pas moi qui l’ai enterré. Sa famille vivait à Métairie. On dit que c’est toute cette histoire à propos du bébé qui l’a tué. Mais peu importe. Il avait quatre-vingts ans. La vieille Mlle Belle était la sœur aînée de Mlle Carl. Mais Mlle Nancy est la sœur d’Antha. La prochaine sera Mlle Millie, sans doute.
Rita ne s’intéressait pas à ces gens. Elle se rappelait Deirdre à Sainte Ro’ quand elles s’asseyaient toutes les deux sur le lit. Le collier d’émeraude lui venait de Stella et d’Antha.
— Je trouve étrange qu’elles portent toutes le nom de Mayfair, dit-elle enfin. Pourquoi ne prennent-elles pas le nom de leur mari ?
— Impossible. Si elles font ça, elles n’ont pas l’argent des Mayfair. C’est une disposition qui date de très longtemps. Il faut être une Mayfair pour disposer de la fortune des Mayfair. Cortland Mayfair était au courant de tout ça. C’était un fin juriste. Il ne travaillait que pour sa famille. Il me l’a dit un jour. C’était une question d’héritage.
Il fixait à nouveau les fleurs.
— Qu’y a-t-il, Red ?
— Oh, juste un bruit qui court. On dit que ces vases ne sont jamais vides.
— Ce n’est pas Mlle Carl qui commande les fleurs ?
— Pas à ma connaissance.
Il n’alla pas plus loin. C’était un homme qui n’en disait jamais plus long qu’il ne fallait.
Lorsqu’il mourut, un an plus tard, Rita eut autant de peine que pour son propre père. Elle se demandait aussi quels secrets il avait emportés avec lui. Il avait toujours été bon pour elle. Jerry changea beaucoup. Par la suite, chaque fois qu’il devait traiter avec de vieilles familles, il était horriblement nerveux.
Deirdre rentra à First Street en 1976, parfaitement idiote, disait-on, suite à des électrochocs.
Le père Mattingly lui rendit une visite. Elle était comme un bébé, dit-il à Jerry, ou comme une vieille femme sénile.
Rita alla aussi la voir. L’horrible dispute avec Mlle Carlotta était loin maintenant et, depuis, elle avait eu trois enfants. Cette vieille femme ne lui faisait plus peur. Elle apporta un joli déshabillé en soie blanche pour Deirdre.
Mlle Nancy l’accueillit dehors et dit à Deirdre :
— Regarde ce que Rita Mae Lonigan t’a apporté, Deirdre.
Aucune réponse. Qu’il était pénible de voir ce magnifique collier autour de son cou ! Un si beau bijou sur une chemise de nuit si grossière, on aurait dit que ses tantes avaient voulu se moquer d’elle.
Ses pieds avaient l’air enflés et sensibles. Elle avait le regard fixe, la tête penchée sur le côté. Mais, sinon, c’était bien elle, toujours aussi jolie. Rita ressentit un besoin urgent de s’en aller.
Elle n’y retourna jamais mais il ne se passait pas une semaine sans qu’elle remonte la rue et fasse un signe à son amie, de la grille. Même si Deirdre ne remarquait même pas sa présence. Elle paraissait voûtée et amaigrie et ses bras n’étaient plus posés sur ses genoux mais croisés sur sa poitrine. Mais Rita n’était pas assez près pour s’en assurer.
A la mort de Mlle Nancy, Rita annonça à son mari qu’elle assisterait aux obsèques « par égard pour Deirdre ».
— Mais chérie, elle ne le saura même pas.
Peu importe, elle était décidée. Quant à Jerry, il en avait plus qu’assez des Mayfair. Il détestait les vieilles familles.
— Au moins, c’est une mort naturelle, sinon on me l’aurait dit.
Après avoir terminé son travail sur Mlle Nancy, cet après-midi-là, il raconta à Rita à quel point il lui était pénible d’entrer dans cette maison.
Comme dans l’ancien temps, les tentures de la chambre du haut étaient fermées et deux bougies bénites se consumaient devant un tableau de pietà. La pièce sentait l’urine. Et le cadavre de Mlle Nancy était dans cette chaleur depuis des heures avant qu’il n’arrive.
La pauvre Deirdre était sous le porche. L’infirmière noire lui tenait la main et disait son chapelet à haute voix, comme si Deirdre avait eu conscience de sa présence.
Mlle Carlotta refusait d’entrer dans la chambre funéraire. Elle était debout, bras croisés, dans le couloir.
— Le corps présente des contusions, Mlle Carl. Sur les bras et les jambes. A-t-elle fait une mauvaise chute ?
— Elle a eu sa première attaque dans l’escalier, monsieur Lonigan.
Comme il regrettait que son père ne soit plus là ! Il savait s’y prendre avec les vieilles familles.
— Alors, dis-moi, Rita ! Pourquoi n’était-elle pas à l’hôpital ? On n’est plus en 1842 !
— Certaines personnes préfèrent mourir chez elles, Jerry. Tu as le certificat de décès ? Oui, il l’avait. Bien sûr qu’il l’avait. Mais il détestait vraiment ces vieilles familles.
— On ne sait jamais ce que ces gens ont dans la tête. Pas seulement les Mayfair, les autres aussi.
Rita avait assisté à la messe de requiem pour Mlle Nancy. Dans sa propre voiture, elle avait suivi la procession qui était passée devant la maison de First Street, par égard pour Deirdre. Mais rien n’indiquait que la jeune femme avait remarqué le passage des limousines noires.
Il y avait un tas de Mayfair à la cérémonie. Mais d’où venaient-ils donc tous ? Rita distingua des accents de New York, de Californie et même d’Atlanta et d’Alabama. Et tous ces gens de La Nouvelle-Orléans ! Elle avait eu du mal à croire ce qu’elle avait lu dans le registre. Certains venaient de Métairie, de l’autre côté du fleuve.
Il y avait aussi un Anglais aux cheveux blancs vêtu d’un costume en coton blanc et portant une canne. Il resta en arrière avec Rita. « Quelle chaleur épouvantable ! » avait-il dit dans son élégant accent. Lorsque Rita avait trébuché sur le chemin, il l’avait retenue par le bras. C’était vraiment gentil de sa part.
Que pensaient tous ces gens de cette affreuse vieille maison ? songea-t-elle. Et du cimetière La Fayette avec toutes ses tombes en ruine ? La foule envahissait les allées étroites. Il y avait même un car de touristes arrêté devant les grilles. Le coup d’œil devait leur plaire !
Mais le plus grand choc fut la cousine qui avait emmené le bébé de Deirdre. Elle était là, Ellie Mayfair, de Californie. Jerry la lui indiqua du doigt. Grande, les cheveux noirs coiffés d’une grande capeline blanche, bronzée, elle portait une robe bleue en colon sans manches et des lunettes noires. On aurait dit une star de cinéma. Tout le monde se pressait autour d’elle pour lui serrer la main ou embrasser sa joue poudrée. Quand les gens se penchaient vers elle, lui parlaient-ils de la fille de Deirdre ?
Rita s’essuya les yeux. « Rita Mae, ils veulent me prendre mon bébé ! » Qu’avait-elle donc fait du morceau de carte blanche portant le mot « Talamasca » ? Il devait être dans son missel. Elle ne jetait jamais rien. Elle devrait peut-être aborder cette femme et lui demander comment prendre contact avec la fille de Deirdre ? Il faudrait bien qu’un jour cette fille sache ce que Rita avait à lui dire. Mais de quoi se mêlait-elle ?
Elle était complètement effondrée et les gens s’imaginaient peut-être qu’elle pleurait pour Mlle Nancy. Elle s’était retournée pour cacher son visage et avait vu l’Anglais qui l’observait. Il arborait une expression plutôt étrange, comme s’il était ennuyé qu’elle pleure. Elle lui fit un petit signe rassurant. Mais il s’approcha quand même.
Il lui donna son bras et l’aida à rejoindre une petite allée où se trouvait un banc. Elle s’assit. Lorsqu’elle leva les yeux, elle aurait jure que Mlle Carl regardait vers elle et l’Anglais. Mais elle était très loin et le soleil se réfléchissait dans ses lunettes. Ce devait être une illusion.
L’Anglais lui avait alors remis une carte blanche en disant qu’il voulait lui parler. De quoi ? se demanda-t-elle. Mais elle glissa la carte dans sa poche.
Il était tard, ce soir-là, lorsqu’elle retrouva la carte en cherchant le faire-part de décès. Elle y lut les mots qu’elle avait cherchés il y avait si longtemps. Talamasca et Aaron Lightner.
Elle chercha dans le missel le vieux morceau de carte. C’était bien la même. Sur la nouvelle, l’Anglais avait inscrit le nom de Monteleone Hôtel et son numéro de chambre.
Elle alla trouver Jerry en train de boire dans la cuisine.
— Rita Mae, tu ne peux pas y aller ! Tu n’as absolument rien à lui dire sur cette famille.
— Mais, Jerry, il faut que je lui dise ce qui s’est passé autrefois. Je dois le prévenir que Deirdre a essayé de le contacter.
— C’était il y a trop longtemps, Rita Mae. Le bébé est une adulte, maintenant. Elle est médecin, tu le sais ? J’ai entendu dire qu’elle allait devenir neurochirurgien.
— Je m’en fiche, Jerry.
Elle s’effondra encore une fois mais, à travers ses larmes, elle fit une chose curieuse. Elle fixait la carte et apprenait par cœur le numéro de chambre de l’hôtel et le numéro de téléphone à Londres.
Comme elle s’y attendait, Jerry attrapa soudain la carte et la fourra dans sa poche de chemise. Elle ne prononça pas un mot et continua à pleurer. Jerry était l’homme le plus doux au monde mais il ne comprendrait jamais.
— C’était gentil de ta part d’aller aux obsèques, chérie.
Rita ne voulait pas s’opposer à son mari. Elle ne reparla pas de l’homme.
— Qu’est-ce que cette fille de Californie connaît de sa mère ? Je veux dire, sait-elle que Deirdre ne voulait pas l’abandonner ?
— Oublie tout ça, chérie, dit-il en hochant la tête. (Il se versa un bourbon et en but la moitié.) Si tu savais tout ce que je sais sur eux…
Jerry buvait trop de bourbon mais il n’était pas du genre à colporter des rumeurs. La discrétion était indispensable dans son métier. Mais il se mit à parler et Rita l’écouta.
— Deirdre n’a jamais eu sa chance dans cette famille. Elle a été maudite dès sa naissance. C’était ce que papa disait.
Jerry allait encore à l’école lorsque Antha, la mère de Deirdre, était tombée par la fenêtre, mais il travaillait déjà avec son père.
— On a été obligés de gratter les dalles pour enlever la cervelle. C’était atroce ! Elle n’avait que vingt ans et elle était ravissante. Encore plus que Deirdre. Et tu aurais vu les arbres dans la cour ! On aurait dit qu’il y avait un cyclone. Même les magnolias penchaient et se tordaient.
— Oui, je les ai déjà vus comme ça, dit Rita.
Elle se tut pour qu’il continue.
— Le pire a été quand nous sommes rentrés ici. Papa avait bien examiné Antha. Il nous a dit : « Toutes ces écorchures autour de ses yeux. Elle n’a pas pu se faire ça en tombant. Il n’y avait pas d’arbre sous cette fenêtre. » Il s’était aperçu qu’un de ses yeux avait été arraché de son orbite. Papa savait quoi faire dans ce genre de situation. Il a téléphoné au docteur Fitzroy et lui a dit qu’à son avis il fallait pratiquer une autopsie. Il lui a expliqué pourquoi, parce que le docteur n’était pas d’accord. Et puis le docteur Fitzroy a dit qu’Antha Mayfair avait perdu la tête et qu’elle avait voulu s’arracher les yeux. Mlle Carl avait essayé de l’en empêcher et Antha avait couru dans la chambre mansardée. Elle était tombée mais, à ce moment-là, elle n’avait plus tous ses esprits. Et Mlle Carl avait tout vu. Il n’y avait aucune raison pour que tout le monde en parle, surtout les journaux. Cette famille avait déjà suffisamment souffert avec Stella. Papa a répondu qu’il ne croyait pas qu’Antha s’était automutilée mais que si le docteur avait l’intention de signer le certificat de décès il n’y pouvait rien. Il n’y a jamais eu d’autopsie mais papa savait de quoi il parlait. Il m’a fait jurer de ne jamais en parler à personne. Et il me faisait confiance, comme j’ai confiance en toi, Rita Mae.
— Quelle horreur ! murmura Rita. S’arracher les yeux.
Elle pria pour que Deirdre ne l’ait jamais su.
— Tu ne sais pas tout ! reprit Jerry avant de boire un peu de bourbon. Quand nous avons fait sa toilette, elle portait le collier d’émeraude, celui que Deirdre porte maintenant, la fameuse émeraude Mayfair. La chaîne était tout entortillée autour de son cou et le pendentif était accroché à ses cheveux, dans son dos. Il était couvert de sang et d’on ne sait quoi d’autre. Même papa était horrifié, alors qu’il en avait vu d’autres. En ôtant les cheveux et les fragments d’os du bijou, il m’a dit : « ce n’est pas la première fois que je nettoie ce collier. La dernière fois, il était autour du cou de Stella Mayfair, la mère d’Antha. »
— Celle qui a été tuée par son propre frère ?
— Oui. C’était l’originale de la famille. Même avant la mort de sa mère, elle illuminait toute la maison et donnait de gigantesques réceptions avec des musiciens et de l’alcool de contrebande coulant à flots. Dieu seul sait ce que les tantes Carl, Millie et Belle en pensaient. Mais quand elle a commencé à ramener des hommes à la maison, Lionel a pris les choses en main et l’a abattue. Il était jaloux, c’est sûr. Devant tout le monde, dans le salon, il avait dit : « Je veux te tuer avant qu’il ne t’ait. »
— Tu veux dire que le frère et la sœur couchaient ensemble ?
— Possible, chérie. Possible. Personne n’a jamais su le nom du père d’Antha. C’était peut-être Lionel. On disait que… Mais Stella se fichait de ce qu’on disait. Ça ne l’a jamais gênée d’avoir un enfant naturel.
— C’est la pire des histoires que j’aie jamais entendues, murmura Rita Mae dans un soupir. Surtout pour l’époque.
— C’était comme ça, chérie. Et papa n’est pas le seul à m’avoir parlé de tout cela. Lionel a tué Stella d’une balle dans la tête et tous ceux qui étaient présents sont devenus complètement fous. Ils se sont mis à casser les carreaux des fenêtres pour sortir. Une vraie panique. La petite Antha était en haut. Elle est descendue au milieu de cette folie collective et a vu sa mère morte sur le plancher du salon.
Rita secoua la tête. Qu’est-ce que Deirdre lui avait donc dit à ce sujet, déjà ? « On m’a dit que sa mère était morte quand elle était petite, elle aussi, mais on ne parle jamais d’elle. »
— Lionel a fini dans une camisole de force. Papa disait toujours que c’était le remords qui l’avait rendu cinglé. Il n’arrêtait pas de crier que le diable le poursuivait, que sa sœur était une sorcière et qu’elle lui avait envoyé le diable, Finalement, il est mort d’une crise. Il a avalé sa langue. Quand on a ouvert sa cellule capitonnée, il était mort. Mais au moins, cette fois, le corps est revenu impeccable de chez le médecin légiste. Les écorchures du visage d’Antha, douze ans plus tard, ont toujours hanté papa.
— Pauvre Dee Dee ! Elle était peut-être au courant d’une partie de tout ça.
— Oui, même un bébé sait certaines choses. Tu le sais bien ! Et quand papa et moi sommes allés ramasser le corps d’Antha dans la cour, nous entendions la petite Deirdre vagir comme si elle sentait que sa mère était morte. Et personne n’allait la chercher pour la consoler. Je te le dis, cette petite est née sous le signe de la malédiction. Tous ces événements ne lui ont rien valu de bon. C’est pour ça qu’ils ont envoyé son bébé dans l’Ouest. Pour la mettre à l’abri. A ta place, chérie, je ne m’en mêlerais pas.
Rita pensa à la belle Ellie Mayfair. Elle était probablement dans l’avion de San Francisco, à présent.
— On dit que ces gens de Californie sont riches, reprit Jerry. C’est l’infirmière de Deirdre qui me l’a dit. Le père est un grand juriste, un vrai salaud. Mais il fait du fric. S’il y a une malédiction sur les Mayfair, la fille y a échappé.
— Jerry ! Tu ne crois pas aux malédictions ?
— Chérie, pense au collier d’émeraude. Papa a nettoyé deux fois le sang qu’il y avait dessus. Et j’ai toujours eu l’impression que Mlle Carlotta savait parfaitement qu’il était maudit. La première fois, tu sais ce qu’elle voulait que papa fasse ? Qu’il mette le collier dans le cercueil avec Stella. Il me l’a raconté. Mais il a refusé.
— C’est peut-être du toc, Jerry.
— Alors là, détrompe-toi. On pourrait acheter toute une partie de Canal Street avec cette émeraude. Papa l’a fait expertiser par Hershmann, de Magazine Street. Quand Mlle Carlotta lui a dit de le mettre dans le cercueil, il a fait venir Hershmann – ils étaient de vieux amis – et Hershmann a dit que c’était la plus belle émeraude qu’il ait jamais vue. Et qu’il était incapable de dire sa valeur mais que les bijoux comme celui-là finissaient dans une vitrine de musée.
— Et qu’est-ce que Red a dit à Mlle Carlotta ?
— Il a dit qu’il ne jetterait pas une émeraude d’un million de dollars dans un cercueil. Il l’a nettoyée avec de l’alcool, l’a mise dans un écrin de velours fourni par Hershmann et la lui a rendue. C’est ce que nous avons fait des années plus tard quand Antha est tombée par la fenêtre. Mais Mlle Carl ne nous a pas dit de l’enterrer, cette fois. Et elle n’a pas non plus demandé de chambre mortuaire dans le salon.
— Dans le salon ?
— Oui, c’est là que Stella a été exposée. Ça se faisait autrefois. On l’avait fait pour Julien Mayfair et pour Mlle Mary Beth, en 1925. Et c’était ce que Stella voulait. Elle l’avait écrit dans son testament. Mais pour Antha, ça s’est passé autrement. Nous avons rapporté le collier, papa et moi. Nous sommes entrés et Mlle Carl était dans le salon, sans lumière, et elle balançait le berceau de Deirdre à côté d’elle. Papa lui a mis le collier dans la main et tu sais ce qu’elle a fait ? Elle a dit : « Merci, Red Lonigan » et elle l’a jeté dans le berceau.
— Et si le collier était vraiment maudit ?
Rita ne pouvait s’empêcher de penser au collier autour du cou de Deirdre et à l’état de la jeune femme. Cette pensée lui était insupportable.
— Eh bien, s’il est maudit, la maison aussi. Parce que les bijoux et l’argent vont avec la maison.
— Tu veux dire que cette maison appartient à Deirdre ?
— Rita, tout le monde le sait !
— Tu dis que la maison est à elle et que ces femmes y ont vécu toutes ces années pendant qu’elle était enfermée ailleurs et qu’elles l’ont ramenée dans cet état et que…
— Chérie ! Ne te mets pas dans tous tes états. Oui, tout est à Deirdre. Comme c’était avant à Antha et à Stella. Et cela appartiendra à la fille de Californie quand Deirdre sera morte, sauf si quelqu’un arrive à faire modifier tous ces vieux papiers. Et je ne crois pas que ce sera toi. Ça remonte très, très loin, à l’époque de la plantation et même avant qu’ils viennent ici, quand ils étaient à Haïti. C’est une question d’héritage. Je me rappelle que Hershmann disait que Mlle Carl avait étudié le droit rien que pour trouver un moyen de modifier le testament. Mais elle n’y est jamais parvenue.
Et avant la mort de Mlle Mary Beth tout le monde savait déjà que Stella était l’héritière.
— Et si la fille de Californie n’était pas au courant ?
— C’est la loi, chérie. Et Mlle Carlotta, quoi qu’il en soit, est une bonne juriste. De toute façon, c’est lié au nom de Mayfair. Il faut avoir le nom pour hériter. Et cette fille s’appelle Mayfair. Je l’ai su quand elle est née. Et sa mère adoptive aussi, Ellie Mayfair, celle qui est venue aujourd’hui. Ils le savent. Les gens savent toujours quand il s’agit d’argent.
— Mais Jerry, et s’il y avait d’autres choses que la fille de Deirdre ne savait pas ? Pourquoi n’est-elle pas venue aujourd’hui ? Pourquoi ne veut-elle pas voir sa mère ?
« Rita Mae, ils veulent me prendre mon enfant ! »
Jerry ne répondit pas. Ses yeux étaient injectés de sang et il était un peu ivre à cause du bourbon.
— Papa en savait bien plus sur ces gens, encore plus que ce qu’il m’a dit. Un jour, il a dit qu’ils avaient raison d’éloigner le bébé de Deirdre et de le confier à Ellie Mayfair, pour son bien, et qu’Ellie Mayfair ne pouvait pas avoir d’enfant et que son mari était très déçu. Il allait la quitter quand Mlle Carl a téléphoné pour leur proposer le bébé. Papa m’a averti : « Ne le dis pas à Rita Mae, mais c’est une bénédiction pour tout le monde. Et le vieux M. Cortland, Dieu ait son âme, avait tort de ne pas être d’accord. »
Rita Mae savait ce qu’elle avait à faire. Elle n’avait jamais menti à Jerry Lonigan ; elle ne lui dirait donc rien. Le lendemain après-midi, elle téléphona au Monteleone Hôtel. L’Anglais venait de partir mais il était peut-être encore dans l’entrée. Le cœur de Rita battait dans sa poitrine pendant qu’elle attendait.
— Ici Aaron Lightner. Oui, madame Lonigan. Veuillez prendre un taxi, je le paierai. Je vous attends.
L’Anglais l’emmena au coin de la rue, au bar Desire Oyster. C’était un endroit agréable avec des ventilateurs au plafond, de grands miroirs et des portes ouvertes sur Bourbon Street. Ce quartier semblait très exotique à Rita. Elle n’avait jamais l’occasion de s’y rendre.
Ils s’assirent à une table de marbre et elle commanda un verre de vin blanc. Il était vraiment bel homme. Quel que soit son âge, il était plus beau que n’importe quel homme plus jeune. Et la façon dont il la fixait des yeux la faisait fondre.
— Parlez-moi, madame Lonigan. Je vous écoute.
Au début, elle essaya de parler calmement. Mais, au fur et à mesure, elle ne put plus s’arrêter. Bientôt, elle se mit à pleurer et il ne comprenait probablement pas un mot de ce qu’elle lui racontait. Elle lui remit le morceau de carte déchiré et lui parla des petites annonces.
Vint ensuite la partie difficile.
— Il y a des choses que cette fille de Californie ignore. La fortune lui appartient. Les hommes de loi le lui diront peut-être, mais pour la malédiction, monsieur Lightner ? Je vous fais confiance. Je vous raconte des choses que mon mari ne veut pas que je dise. Mais si Deirdre vous a fait confiance, ça me suffit. Je vous le dis, les bijoux et la maison sont maudits.
Elle lui raconta tout ce qu’elle savait, tout ce que Jerry lui avait révélé, tout ce dont elle se souvenait.
Le plus étrange était qu’il ne semblait pas étonné ni choqué. Il lui répéta plusieurs fois qu’il ferait de son mieux pour que ces renseignements parviennent à la fille de Californie.
Lorsque tout fut dit et qu’elle se retrouva en train de se moucher, son verre de vin intact, l’homme lui demanda si elle voulait bien conserver la carte et le rappeler si un « changement » survenait pour Deirdre. Si elle n’arrivait pas à le joindre, elle devait laisser un message. Les gens qui répondraient au téléphone comprendraient. Il suffisait qu’elle dise que c’était à propos de Deirdre Mayfair.
Elle sortit son missel de son sac.
— Redonnez-moi le numéro, dit-elle. Et elle écrivit : « A propos de Deirdre Mayfair ».
Après, seulement, elle pensa à demander :
— Mais dites-moi, monsieur Lightner, comment connaissez-vous Deirdre ?
— C’est une longue histoire, madame Lonigan. On pourrait dire que je suis cette famille depuis des années. J’ai deux toiles peintes par le père de Deirdre, Sean Lacy. L’une représente Antha. C’est lui qui a été tué sur l’autoroute de New York avant la naissance de Deirdre.
— Sur l’autoroute ? Je ne l’ai jamais su.
— Personne ici ne doit le savoir, probablement. C’était un bon peintre. Il a fait un magnifique portrait d’Antha avec le fameux collier d’émeraude. Je l’ai trouvé chez un marchand de New York quelques années après leur mort.
— C’est curieux, cette histoire d’accident. Savez-vous qu’il est arrivé la même chose à l’homme que Deirdre devait épouser ? Il a quitté la route du fleuve en venant à La Nouvelle-Orléans.
Elle crut percevoir un léger changement dans le visage de l’Anglais, mais elle n’en était pas certaine. Comme si ses yeux avaient rétréci l’espace d’une seconde.
— Oui, je le sais.
Il sembla penser à des choses qu’il ne voulait pas lui dire, Puis il reprit :
— Madame Lonigan, j’aimerais que vous me fassiez une promesse.
— De quoi s’agit-il ?
— Si un événement se produit, quelque chose d’inattendu, et que la fille de Californie revienne, n’essayez pas de lui parler. Appelez-moi. Le jour ou la nuit, peu importe. Et je vous promets de prendre le premier avion.
— Vous voulez dire qu’il ne faut pas que je lui raconte tout ça moi-même ?
— Exactement, dit-il en lui touchant la main pour la première fois, mais d’une façon très correcte. Ne retournez pas dans cette maison, surtout si la fille y est. Je vous promets que si je ne peux pas venir moi-même, quelqu’un d’autre viendra qui fera exactement ce qu’il faut, quelqu’un qui connaît parfaitement toute l’histoire.
— Cela m’ôte un poids, vous savez.
Elle n’avait aucune envie de parler à cette étrangère et de lui raconter ce qu’elle savait. Soudain, pour la première fois, elle se demanda qui était cet homme. Avait-elle tort de lui faire confiance ?
— Vous pouvez me faire confiance, madame Lonigan, dit-il, comme s’il avait lu dans ses pensées. Soyez-en assurée. J’ai rencontré la fille de Deirdre. C’est une personne calme et, disons, réservée. Il n’est pas facile de lui parler. Mais je crois que je saurai trouver les mots.
— Je comprends, monsieur Lightner.
Elle l’observait. Il savait peut-être qu’elle était troublée, que cet après-midi lui paraissait vraiment singulier. Toutes ces histoires de malédiction, de morts et de mystérieux collier d’émeraude.
— Oui, tout cela est étrange.
Rita se mit à rire.
— On jurerait que vous lisez dans mes pensées.
— Ne vous faites pas de souci. Je ferai en sorte que Rowan Mayfair sache que sa mère ne voulait pas l’abandonner. Je dois beaucoup à Deirdre, savez-vous ? J’aurais dû être là quand elle avait besoin de moi.
Il n’en fallait pas plus pour Rita.
Cela faisait maintenant plus de douze ans que Deirdre avait pris place sous le porche et plus d’un an que l’Anglais était venu. Et on reparlait de mettre Deirdre dans un établissement. Sa maison tombait en ruine, le jardin était à l’abandon, et on allait à nouveau l’envoyer au loin.
C’était peut-être une bonne raison pour appeler l’Anglais. Fallait-il le prévenir ? Rita n’arrivait pas à se décider.
— C’est une bonne chose de la faire partir, dit Jerry, avant que Mlle Carl ne soit plus capable de prendre la décision. Le fait est, chérie… Je suis désolé de te dire ça, mais Deirdre décline de plus en plus. On dit qu’elle est mourante.
Mourante !
Elle attendit que Jerry soit parti travailler et prit le téléphone. Elle savait que la communication figurerait sur la facture, mais tant pis. L’important était de faire comprendre à l’opératrice qu’elle voulait un numéro de l’autre côté de l’océan.
Une femme agréable lui répondit et, comme promis par l’Anglais, le P.C.V. fut accepté. Tout d’abord, Rita fut incapable de comprendre ce que disait la femme – elle parlait si vite puis elle comprit que M. Lightner était aux Etats-Unis. A San Francisco. Elle allait l’appeler tout de suite. Rita pouvait-elle indiquer son numéro de téléphone ?
— Oh non ! Je ne veux pas qu’il m’appelle ici. Dites-lui simplement que j’ai appelé. C’est très important. Dites-lui que Rita Mae Lonigan a téléphoné à propos de Deirdre Mayfair. Elle est très malade, elle décline très vite. Elle est probablement mourante.
Rita pleurait lorsqu’elle raccrocha.
Cette nuit-là, elle rêva de Deirdre. A son réveil, elle se rappelait uniquement que Deirdre était là, que c’était le crépuscule et que le vent soufflait dans les arbres derrière Sainte Rose de Lima. Elle se leva et se rendit à la première messe du matin. Devant l’autel de la Sainte Vierge, elle alluma un cierge. Faites que M. Lightner vienne, pria-t-elle. Qu’il parle à la fille de Deirdre.
Tout en priant, elle se rendit compte que ce n’était pas l’héritage qui la tracassait, ni la malédiction du collier, car elle ne croyait pas que Mlle Carl voulait aller à l’encontre du testament et elle ne croyait pas aux malédictions.
En fait, elle ressentait dans son cœur un immense amour pour Deirdre Mayfair. Et elle estimait que sa fille avait le droit de savoir que sa mère avait été autrefois la plus douce et la plus gentille des créatures, une ravissante jeune fille que tout le monde aimait et qu’au printemps 1957 un bel homme élégant l’avait appelée au crépuscule : « Ma bien-aimée ».